Essai de Julien Rouyet, 2009
I.
Documentaire
Fiction
Où se trouve le documentaire et où se trouve la fiction ? À chacun ses obsessions ; pour ma part, je ne peux plus regarder un film ou lire un livre sans instantanément devoir me poser cette question étrange.
Je me dis que la partie documentaire d’une œuvre, c’est un peu ce qui la relie au monde réel. C’est sa base. L’observation de départ. Et ensuite, il y a la fiction : l’histoire se développe, se déplie. Une troisième dimension apparaît, qui emmène l’œuvre sur son chemin particulier. Dans Ricercare, il me semble que l’avant-plan documentaire, constitué par le portrait des quatre personnages – des visages, des gestes, des voix – se distingue avec beaucoup de netteté de l’arrière-plan tragique.
Chacun se construit dès lors sa propre fiction : Sophian érige en rempart le souvenir de sa défunte mère. Pour Mahaut, vide de souvenirs, il s’agit plutôt d’une reconstitution : les objets de sa mère qu’elle retrouve en sont les points d’appui.
Comment construire la relation aux défunts ? Le chemin de la fiction est laborieux et sans doute aussi sinueux que les branches d’un noyer.
Sophian. – Il n’y a pas de lieu pour les morts, rien. Il n’y a pas de paradis. Ce serait trop beau. Ils n’ont nulle part où aller hormis nos souvenirs et nos rêves.
II.
Plans
Portrait
Sur un tournage, une fois les comédiens placés dans le décor, on fait le cadre. Et qui dit cadre dit valeur de plan.
J’imagine que Ricercare est un film. Et le gros plan, je crois, conviendrait bien au visage sombre de Sophian, au regard vide de Mahaut. Et surtout à Emilien car il est proche des sensations : on doit pouvoir être près de lui, pour sentir et toucher à sa façon.
Il y a un désir presque charnel dans le gros plan. Et c’est aussi une valeur de plan qui est attentive aux très petits gestes ainsi qu’aux tics et aux petits mouvements incontrôlés des comédiens. Les personnages apparaissent ainsi dans une plus grande fragilité.
Lazarus, de son côté, appelle un cadre plus large qui l’inscrit dans le décor. Son visage est, je crois, plus fermé, plus hermétique. Son désarroi transparaît davantage dans la nervosité ou la violence des mouvements de son corps.
III.
Théâtre
Cinéma
Voir en Ricercare un film est facile, presque naturel. C’est une pièce visuellement forte.
Je pense d’abord aux personnages et aux situations, mais aussi à l’univers et aux décors de la pièces, qui font penser à un film de Tarkovski : cette maison triste et désuète, peuplée de jouets abandonnés. Au cinéma, on tirerait sans doute parti de l’orangerie ou des alentours de la maisons pour y situer une partie de l’action : je pense aux herbes hautes du jardin qu’on imagine à l’abandon. La lumière n’est pas froide. Au contraire, on la sent douce et chaude. Un soleil d’éternelle fin d’après-midi, qui rend les visages lumineux.
Quant au niveau de langage parfois étrangement mature des enfants, en particulier d’Emilien, je le mets au rang des artifices de théâtre, au même titre que l’utilisation du monologue.
IV.
Super 8, un sanctuaire
Filmer Ricercare nécessiterait, je crois, l’utilisation d’une esthétique très descriptive du monde où évoluent les personnages : la maison et les objets sont tristes et vides. Une sorte d’inventaire implacable.
Mahaut. - J’ai beau me promener dans la maison, errer dans la vieille orangerie, regarder ces vieux jouets qui étaient à nous, tout reste lisse, blanc, sec, pas d’image.
Par contraste, les parties fictionnelles, souvenirs et rêves, appellent une mise en image beaucoup plus abstraite. L’utilisation du super 8 est intéressante de ce point de vue-là. Cette pellicule confère à l’image un statut particulier que l’on rattache immédiatement au sentiment d’un moment disparu. Mystérieusement, le super 8 embellit l’instant filmé. C’est aussi, je crois, parce que le film super 8 est généralement muet ; cette particularité peut conférer à la séquence du suicide de la mère, par exemple, un sentiment inquiétant.
La nuit autour de moi se fait plus obscure,
Les vents sauvages soufflent, plus froids,
Mais un charme puissant me lie,
Et partir, partir, je ne le peux.
V.
Suspense, suspense
Hitchcock a tenté d’expliqué les mécanismes du suspense : d’une part, le spectateur s’identifie au personnage à l’écran ; d’autre part, il connaît le danger avant le personnage ; du coup, le spectateur, angoissé, aimerait pouvoir avertir le héros du danger. Fais attention, une bombe est cachée sous la table !
Ricercare repose sur deux ressorts à suspense. Premièrement, le fusil que Sophian pourrait utiliser contre son père. Deuxièmement, le téléphone: le spectateur comprend qu’Elvire est morte avant les enfants. S’agissant du téléphone du funérarium, il est à remarquer qu’après le départ d’Olga et de Guillaume, le récit quitte le point de vue de Mahaut (dont c’est pourtant le tableau) pour se concentrer sur Emilien et permettre au suspense de fonctionner. Le spectateur est avec Emilien, mais, contrairement à Emilien, il comprend, lui, que le mot funérarium signifie la mort d’Elvire.
En relisant Ricercare, je me rends compte que ces deux ressorts à suspense régulièrement rappelés le long des trois premiers tableaux (on insiste sur le fusil, le téléphone sonne une nouvelle fois, etc.) suffisent à tendre l’ensemble de la trame. Parce qu’une fois rendu attentif au fusil ou à la mort d’Elvire, le spectateur colore le reste par son angoisse ; de simples gestes ou paroles deviennent angoissantes parce que les personnages ne savent pas ce qui les attend. En somme, on fait travailler le spectateur en background, à la manière d’une tâche de fond en informatique.
VI.
Mystère invisible
Si j’admire les films de Jacques Tourneur, c’est en partie parce qu’ils fonctionnent sur le mystère. Le vrai mystère. C’est-à-dire une construction dont toutes les pierres sont posées de manière extrêmement claire, mais dont la clef de voûte, elle, est invisible.
Dans La Féline, par exemple, on ne voit jamais le moment où Irena se transforme en panthère. Formellement, on ne peut donc pas être certain qu’elle soit véritablement victime d’une malédiction.
Quant à Ricercare, c’est certainement une œuvre baignée de mystère.
Il y a d’abord ce lien invisible entre la mort de la mère de Sophian et de Mahaut et celle d’Elvire. On ne peut pas comparer les deux situations, mais elles n’en demeurent pas moins convergentes. Convergentes vers quoi ? Mystère.
Il y a aussi le monde des souvenirs et des rêves. Mystérieux parce qu’incomplet. Il me semble entendre la voix d’Elvire sans pouvoir contempler son image. Et je vois l’image de la mère pendue au noyer d’Amérique sans percevoir aucun son. Le silence.
Et que dire, pour finir, du personnage d’Emilien et du quatrième tableau ? Quoi de plus mystérieux que le monde invisible d’un aveugle ?
Le black out final n’est-il pas le dernier refuge ? L’ultime recours de la fiction face à la mort?
Sophian. – Regarde-moi, petit frère aveugle, regarde-moi de tes yeux pareils au ciel naïf : jamais tu entends, jamais dans tes rêves tu ne sauras qu’elle est morte.