L'adieu du premier jour
Texte d'Olivier Dhénin pour les Cahiers Charles Péguy, 2017
Je regarde Yvonne de Galais sur la terrasse : elle attend Augustin Meaulnes, bien sûr, comme elle a toujours fait. À ses côtés, François Seurel, l’ami fidèle, l’amoureux secret, le confident intime. Toujours là, lui aussi, depuis cent ans. Les deux personnages évoluent sur les marches de la demeure belle époque. C’est la scène du chapitre « Conversation sous la pluie » de la troisième partie du Grand Meaulnes. Ce n’est pas la Maison de Frantz mais elle pourrait être non loin, dans le bois, près du paddock des chevaux, au bout du parc. Il fait miraculeusement beau à Trie-la-ville après une matinée froide et humide pour ce 1er juillet. — Cinq voix vont parler, reconstituant une histoire tragique, dans un domaine perdu, une rencontre éternelle un matin d’hiver sous le soleil miraculeux, tout de blanc vêtues pour une cérémonie inachevée.
Ce camaïeu d’ivoire fait penser à Fitzgerald, dans ce château de fêtes galantes si propice à ces souvenirs romanesques. — Le soleil éclaire les visages doux de Sandra Basso et Loïc Mobihan, les interprètes du roman d’Alain-Fournier en cette fin de chapitre. On entend des voix d’enfants au lointain, comme un souvenir de la fête étrange, comme si le temps dans ce domaine mystérieux tant cherché par le héros était brouillé. J’aimerais y voir Daniel sur le poney jaune, ou le Grand Pierrot dans la chambre du 2e étage. Plus tôt, j’y ai photographié Sandra et Loïc près d’un vieux piano couleur acajou. Je me plais à restituer des images des Sablonnières dans ce château du Vexin, comme un album souvenirs. — Depuis sept ans l’œuvre d’Alain-Fournier m’accompagne, et recomposant sans cesse son roman pour la scène, l’histoire se déploie, intime, pour retrouver le chemin perdu du domaine sans nom. — Tout y est ou presque : une grande table de bois, des chaises en fer, un quatuor à cordes qui joue les scènes de bal de Thierry Escaich. Les reliques d’un bal perdu, fantasmé par Augustin dans la première partie du roman, qu’on se plait à évoquer comme un point de non retour. Rien d’autre que ces corps endimanchés sur cette terrasse panoramique. — On rejoue l’histoire parce qu’on se plaît à croire qu’on changera ces destinées malheureuses. Mais les fiançailles de Frantz, elles n’auront encore pas lieu, autrement tout aurait été différent ; il n’y aurait pas de « grande aventure », de quête, de perte, de rêve évanoui.
Dans cette cantate scénique apparaissent seulement les personnages ayant été aux Sablonnières dans le roman. Frantz est interprété par le jeune Martin Coz Elléouët, qui a 15 ans. Presque l’âge du personnage finalement. On oublie souvent cette jeunesse des protagonistes. Et lorsqu’il pointe son revolver, dans le parc, vers Yvonne et Augustin réunis, on ne voit que la douleur du premier amour brisé, de la jalousie du bonheur tant cherché, de l’adolescent éconduit qui s’était tiré une balle dans la tête après avoir écrit une lettre d’adieu dans la chambre de Wellington. Ce n’est pas innocent qu’à l’époque de la parution du roman, Henri Massis dans L’Éclair vit dans ces pages « des drames de Shakespeare joués par des personnages de Madame de Ségur »… — Et puis, celui qui raconte l’histoire, ici, ce n’est pas François Seurel, mais une autre voix, qui pourrait être celle de Jasmin Delouche – l’ennemi intime de Meaulnes, mais grâce auquel pourtant on avait retrouvé la demoiselle au grand manteau marron, et fatalement le domaine. Et c’est une jeune fille qui le figure : Alyzée Soudet. Dans son costume, elle me fait penser à un personnage sorti de La Recherche du temps perdu dont le premier volume est paru la même année que Le Grand Meaulnes, en 1913. Albertine ? Elle nous renvoie alors l’image de la fiancée enfuie, de celle qui a refusé le rêve, de Valentine, qui ne découvrira les Sablonnières qu’à la toute fin du roman... À quel prix… Yvonne est morte à présent.
« Parce que le bonheur n’est pas de ce monde, il n’est pas fait pour les hommes. Et moi je l’ai mérité moins que quiconque. » Augustin, le fuyant, porte toute une mélancolie en lui, incarnée par le comédien Simon Frenay à la voix si douce. — Lorsqu’il marche à la fin, aux côtés de Sandra Basso, sur le mouvement lent du quatuor d’Ernest Chausson, descendant le monticule où se trouvent les fausses ruines d’un canope antique, sous les chênes verts et les châtaigniers, on imagine la promenade dans le bois, le lendemain de la fête, lorsque pour la première fois Augustin avait parlé à Yvonne de Galais. « Vous êtes belle. » Les phrases éparses du chapitre 15 concluent cette cantate scénique, comme si le roman entier était contenu dans ce dialogue suspendu, comme si le passé pouvait renaître quand tout est fini. — Les voix et la musique se sont tues, mais il y aura toujours l’amour incandescent qui résonnera après l’adieu du premier jour.