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Texte d'Olivier Dhénin pour les lectures d'ELLÉNORE & SUITE LYRIQUE à l'École normale supérieure, 2013

 Dix années séparent la scène d’exposition d’Ellénore du monologue final d’Audelin dans Suite lyrique et on pourrait croire que tout les oppose : l’action, l’écriture, le sujet. Néanmoins il est singulier de constater que les mêmes thèmes de la forêt, du voyage, de l’effondrement, de la folie et encore de la musique se retrouvent dans les deux pièces. Quelques variations – ou évolutions – sont toutefois à souligner : la forêt bruissante d’oiseaux d’Ellénore s’est vidée dans Suite lyrique, devenant ancestrale et chimérique. Foisonnante et mythique, dans les deux cas elle rappelle le rapport à la nature de Ralph Waldo Emerson, une étroite communion la liant aux personnages. La musique enfin, révélatrice dans Ellénore, est mortifère dans la bouche d’Anya : annonciatrice de la déliquescence d’un monde qui touche à sa fin.

Ellénore est une pièce très classique : un drame lyrique composé de cinq actes articulés selon les règles de la tragédie : l’exposition (concentrée dans les premières scènes de l’acte I) qui précise la situation initiale en renseignant sur le lieu, le temps, les personnages et leurs relations ; le nœud de l’intrigue (actes II et III) qui correspond à l’ensemble des conflits qui gênent la progression de l’action et sont autant d’obstacles à la volonté des héros ; les péripéties (acte IV) qui infléchissent le cours de l’action et retardent ou modifient le dénouement attendu ; le dénouement (acte V) qui marque la résolution définitive du conflit. Mais c’est aussi un drame romantique, avec l’apparition des aveugles, ou des musiciens, qui cassent la ligne tragique. J’ai écrit Ellénore dans un souci de beauté esthétique, malgré l’aspect infiniment glauque de l’histoire. Dans mon esprit, cette pièce se situait dans la lignée d’un „Sturm und Drang“, à la recherche d’un nouveau romantisme, qui aurait vu les sentiments exaltés dans un monde abandonné de toutes croyances, et où l’idéal du Beau n’était plus l’objectif principal de la création (un « Beau » post-baudelairien, évidemment). Les personnages qui évoluent ainsi dans cette sombre histoire se souviennent de Shakespeare, de Maeterlinck, de Goethe, comme s’ils se voulaient être les réincarnations des psychologies inventées par ces grands auteurs — il y a du Chateaubriand en Corentin, tandis que le sort d’Ellénore est calqué sur celui d’Ophélie. Par ailleurs, Ellénore se réclame a posteriori également de Mahler et de son Klagende Lied, quand Suite lyrique évoque l’univers en dehors du réel de Tarkovski.

La fable, ou intrigue, est la combinaison logique des péripéties de l’histoire représentée dans la pièce. Si l’intrigue est bien construite, on ne doit pas pouvoir en retrancher une seule péripétie sans détruire la cohérence de l’ensemble. Il n’y entre donc aucun incident inutile à l’action. C’est la caractéristique d’Ellénore. Au moment du retour de Corentin – trois ans d’un voyage dont on ne saura rien se sont écoulés depuis son départ – l’engrenage du drame se met en branle : les personnages se précipitent vers leur fin, le mécanisme des passions s’active. Passions dans le sens où l’entend Descartes, de nature passive ou subie : c’est-à-dire que l’expérience d’une passion est causée par un objet extérieur au sujet. Les passions attaquent l’âme et celle-ci, aveuglée, pousse le corps à agir de telle ou telle façon inappropriée. Le retour de Corentin agit ainsi sur les personnages d’Ellénore.

La fable donc, est la partie la plus importante, car selon Aristote, une tragédie représente des actions, non des personnages : les personnages sont là pour servir l’action, et non l’inverse. Et dans Ellénore tous les actes des personnages concourent à l’anéantissement du monde (de la cellule familiale) tel qu’il était avant le premier acte. Dans Suite lyrique il n’y a plus de fable, car les actions sont quasi inexistantes. Les personnages apparaissent tels des marionnettes – des « gisants », dit Jeanne à la scène 3 – et leurs paroles, leurs actes n’ont aucune conséquence ou matière à réaction de la part des autres protagonistes. Si ce n’est, vaguement, le geste de Lev à la fin de la pièce. Mais rien n’entrave une fable réduite à l’évocation d’un voyage, d’un départ, d’une parabole. Si les personnages d’Ellénore se précipitent vers le malheur, ceux de Suite lyrique l’ont dépassé. Tout est derrière eux. Ils n’ont pas d’espoir et seul le regret d’un monde antérieur symbolisé par la forêt permet de rompre leur aspect somnambule — passif.

Enfin, le langage poétique qui caractérise les paroles de Clotilde ou Audelin est pour moi vecteur de l’oppression de ces personnages. La musique du langage n’a d’autre but que de démontrer l’aveuglement de ces anti-héros. Il n’y a en effet pas de héros dans mes drames, d’aucuns n’accomplissant d’action héroïque — ni victoire, ni défaite. Seuls des mots qui montreraient l’illusion de l’amour, l’incompréhension de l’être et le désœuvrement de l’âme.

De la construction

dramatique

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