Ritournelles de l'absence
Avant-propos de Marine Le Bail pour l'édition des Feuillets d'Audelin, 2013
« Je ne suis pas un oiseleur. Je ne parle pas aux oiseaux, ni ne les comprends. Je n’ai pas la musique. Je suis seul. Je n’ai que mes bavardages larmoyants ânonnés pour personne. »
À bien des égards, ces Feuillets d’Audelin marquent une forme de rupture dans la production théâtrale d’Olivier Dhénin. On retrouve, certes, comme dans la trilogie de L’Ordalie ou dans Ellénore, ses thèmes de prédilection : l’enfance blessée ou abandonnée, la figure du double maléfique et menaçant, l’amour trahi ou incompris, la fuite d’un temps dont la morsure s’apparente à celle du sel dissolvant le paysage dans Suite lyrique. Toutefois, à la linéarité tragique implacable de Cendres menant l’héroïne à son suicide, au huis clos familial étouffant de ces nouveaux Atrides que sont les Lazarus, succède une esthétique de la fragmentation et de la déstructuration, qui substitue à l’action tragique progressant inexorablement vers la catastrophe finale la figure du cycle et de l’éternel retour. C’est que, dans le triptyque que constituent ces Feuillets, le drame a déjà eu lieu : la forêt, l’ancienne forêt, est engloutie dans le silence et disparaît dans les flammes à l’issue d’Audelin-Nid-d’Oiseaux ; la rouille envahit la tour dans laquelle l’ange se réfugie dans Ce dont Audelin rêva ; enfin, Suite lyrique nous présente la peinture angoissante d’un monde en pleine déliquescence, sourdement rongé, depuis quelque terrible catastrophe dont la mémoire s’est perdue, par un sel dont l’âcre morsure a remplacé le doux duvet de la neige. Dès lors, les personnages ne sont plus qu’errance et survie maladroite, condamnés à se frayer un chemin dans ce monde de l’après – après quel drame, quelle apocalypse muette ? – qui n’en finit pas de disparaître.
Confrontés à un passé lointain qui ne subsiste plus qu’à l’état de trace à moitié effacée, Audelin et ses compagnons ne peuvent que s’installer dans un éternel présent, l’avenir ne cessant de reculer avec chaque « matin de charbon ». En réalité, la notion même de temporalité semble se dérober, dans cette suite dramatique de l’éternel retour : Audelin, toujours semblable et toujours différent, est le point aveugle autour duquel tournent lentement les figures du même et de l’autre, Sara/Jeanne, l’amie salvatrice, l’Ange/Anya, la voix fascinante et mortifère, et Loup/Lev, le double jaloux. Les sanglots tomberont toujours « comme de la neige » ou « comme des étoiles asphyxiées » pour faire entendre le chant du cygne d’un monde qui, pour paraphraser Baudelaire, s’est noyé dans un sel qui se fige.
C’est pourquoi il me semble que, plus encore que dans ses précédentes œuvres, Olivier Dhénin élabore ici une nouvelle forme de théâtre, un drame qui empreinte au récit poétique l’épuisement progressif de l’action au profit du déploiement du verbe, et d’une atmosphère marquée par l’étrange, par cet Unheimliche freudien désignant un univers à la fois familier et angoissant. Confrontés à une nature agonisante, à une civilisation impuissante – cette ville « moderne » étrangement hors du temps contrainte de s’incliner face à l’avancée du sel – où la beauté n’est plus qu’un vague souvenir, puisque tous les oiseaux se sont enfuis, Audelin et ses compagnons d’infortune ne se meuvent qu’avec peine, leur capacité d’action allant s’amenuisant, comme si le « décor » absorbait leur force vitale, les désorientant et les poussant à se demander, à l’instar de Sara : « Où suis-je pour t’aimer ? ».
Ainsi que l’écrit Jean-Yves Tadié, ce « figement » de l’action en tableau est caractéristique du récit poétique : « L’effacement des personnages laisse à l’espace, au décor, urbains ou naturels, une place privilégiée. » Ne reste aux protagonistes privés de l’action que la contemplation ou la déploration. Le triptyque d’Audelin est donc essentiellement un drame du langage, et ce à un double niveau : c’est tout d’abord le verbe dramatisé, qui vient soutenir l’action défaillante ou absente, la description se substituant à l’évènement pur. On ne verra ainsi pas le moment où la forêt se met à brûler dans Audelin-Nid-d’Oiseaux, on n’apprendra la « mort » de l’ange qu’au moment du dialogue entre Loup et Melvil tandis qu’ils cheminent vers la mer à la fin de Ce dont Audelin rêva. Les images envahissent le langage, le détournant de sa fonction de communication pour en faire une pure cristallisation esthétique. Mais c’est aussi le drame d’une parole qui se dérobe, qui se refuse, c’est l’infinie tristesse de l’ineffable qui hante les bois dépourvus d’oiseaux. Ainsi qu’Audelin en fait l’amère expérience, « les mots des hommes sont trop discordants ». Seules deux manifestations vocales échappent à cet anathème. Il s’agit tout d’abord du chant, qui suit les inflexions de l’âme, qui s’adresse à ce qu’il y a de plus instinctif, de plus vibrant en nous : l’Ange et Anya en sont les deux représentants, et exercent une indéniable fascination sur leurs compagnons. Il est important de noter que les paroles de la mélodie qu’ils entonnent sont écrites dans une langue étrangère, en l’occurrence de l’allemand. Contrairement au langage qui tente inutilement de présenter une vision cohérente du monde, le chant procède donc de manière oblique, et s’enveloppe de mystère. Il est ce qui émeut aux larmes parce qu’il est ce qu’il y a au-delà de la compréhension linguistique. Toutefois, sa séduction se pare d’une aura mortifère et dangereuse, et la figure d’Anya poignardant Audelin tout en continuant de chanter, n’est pas sans rappeler les sirènes de l’Odyssée. La seconde forme d’expression vocale privilégiée, parce que débarrassée de tout soupçon, est la lamentation. On ne peut en effet que remarquer la récurrence du phénomène des sanglots cachés qui, résonnant comme une musique lointaine, entraînent les personnages dans une nouvelle quête, à la fois géographique et herméneutique.
C’est ainsi qu’il faut interpréter, il me semble, l’omniprésence de la musique dans l’œuvre d’Olivier Dhénin, et plus particulièrement dans Audelin : musique de scène, lieder reproduits en annexe, chants et mélodies, mais aussi et surtout rythme et sonorités d’une écriture qui se rapproche, à bien des égards, du poème en prose. C’est véritablement un « opéra sans musique » que le dramaturge a voulu composer, mais encore un opéra de la trace, du murmure, toujours menacé par le bruissement sec des feuilles calcinées ou le silence impressionnant de la forêt-tombeau. À l’instar d’un Jaccottet, qui, dans À la lumière d’hiver, fait du poète un gardien veillant en permanence sur un foyer languissant, Olivier Dhénin met ici à nu l’angoisse de l’indicible et de l’impossible communication entre les humains. Audelin et Sara, bien qu’épris l’un de l’autre, ne se parlent qu’à contretemps dans Ce dont Audelin rêva, et la jeune fille ne parvient à dire son amour qu’à une figure déjà absente.
Faisant vaciller les frontières génériques séparant le récit du théâtre, ou la parole de la musique, l’auteur nous laisse avec plus de questions que de réponse, et « réserve la traduction ». Il ne reste au lecteur qu’à accepter l’inquiétante étrangeté de cet univers vacillant, de ce lamento en forme de thème et variations sur la blessure et l’absence.